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La vengeance du retour de l’Oric-1

6 décembre 2011 3 commentaires
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Crédit photo : Romy Duhem-Verdière

[Ce billet est signé Laurent Chemla suite à une commande de ma part sur le thème de l’inter-médiation. Le challenge était 10000 signes. Il y en a 3000 de trop mais ils valent leur pesant de cacahuètes !]


Quand j’étais jeune — à l’époque où le Mini­tel n’était même pas encore entré dans nos foyers, c’est dire — j’ai com­mis ce qu’il faut bien appe­ler un livre (bien qu’il ne s’agisse en réa­lité que d’un banal recueil de lis­tings de pro­grammes en Basic pour le micro-ordinateur Oric-1).

Bien que for­cé­ment génial et réso­lu­ment inno­vant (il y avait, je me sou­viens, des plumes qui tom­baient aléa­toi­re­ment du haut de l’écran et qu’un pous­sin devait récu­pé­rer en bas mal­gré leur tra­jec­toire biza­roïde), il ne s’en est guère vendu et mon éditeur de l’époque m’en avait expli­qué ainsi les raisons:

«Tu vois, on est une petite mai­son. Du coup on est pas dis­tri­bués par­tout comme les grands, qui peuvent dire — par exemple à la FNAC -: prenez-moi tous les livres que je publie, même les daubes, et diffusez-lez. Sinon quand je publie­rai un grand auteur connu je me pas­se­rai de vos services».

Ce fut ma pre­mière expé­rience dans le domaine de la dis­tri­bu­tion et j’en ai retenu une règle: qui maî­trise un réseau de dis­tri­bu­tion maî­trise le contenu qui y est dif­fusé (j’ai aussi retenu le fait que mon génie ne serait jamais reconnu à sa juste valeur mais c’est un tout autre sujet).

C’est bien sûr une évidence; cha­cun sait que telle chaine de grands maga­sins peut choi­sir les pro­duits qu’elle dis­tri­bue, en fonc­tion entre autres de ses marges-arrières, et mettre en valeur tel ou tel jam­bon, fai­sant et défai­sant le suc­cès de marques sans le moindre rap­port avec leurs qua­li­tés intrin­sèques. Mais pour moi c’était une décou­verte: ainsi donc le suc­cès n’avait rien à voir avec la qua­lité mais tout à voir avec la puis­sance de dif­fu­sion ? Quel choc !

Nous voici des décen­nies plus loin. Le Mini­tel n’est plus qu’un vague sou­ve­nir: de nos jours le réseau n’est plus cen­tra­lisé chez une entre­prise qui peut déci­der de qui aura le droit ou non de dif­fu­ser des conte­nus (et prendre sa dîme au pas­sage). C’est le règne d’Internet.

Aujourd’hui plus per­sonne ne contrôle la dis­tri­bu­tion des don­nées. Bien sûr cer­tains tentent de pro­fi­ter de leur posi­tion — rela­ti­ve­ment cen­trale — pour sélec­tion­ner des pro­duits qui leur rap­porte plus que d’autres: un Orange va faci­li­ter le flux d’un Dai­ly­mo­tion — qu’il pos­sède — pen­dant qu’un Free va lais­ser se dégra­der celui d’un You­tube — qui lui coûte. Mais, l’un dans l’autre le consom­ma­teur est plus ou moins libre de choi­sir les conte­nus qui lui plaisent plu­tôt que les conte­nus choi­sis par des inter­mé­diaires autre­fois tout-puissants.

Sauf que.

On dit depuis tou­jours qu’Internet tend à faire dis­pa­raître les inter­mé­diaires. Et c’est vrai, bien sûr. N’importe quel fabri­cant de jam­bon peut désor­mais pro­po­ser son pro­duit en ligne sans avoir à bais­ser sa marge au point de ris­quer la faillite (tout en garan­tis­sant la for­tune de son dis­tri­bu­teur). Mais bizar­re­ment je ne trouve pas beau­coup de ven­deurs de jam­bons (sauf ceux aux­quels tu penses, lec­teur mâle) dans mes bookmarks.

Il faut dire, bien sûr, que tout pro­duit phy­sique doit encore être trans­porté jusqu’à son client final, via un inter­mé­diaire lui aussi phy­sique qui res­tera encore incon­tour­nable (jusqu’à l’invention du télé­por­teur). Ca com­plique. Il faut une logis­tique qui coûte cher. Autant dire que le jam­bon au prix du café (pri­vate joke) n’est pas pour demain. 5 des 25 plus grandes for­tunes de France sont des dis­tri­bu­teurs, et ce n’est pas demain qu’ils iront men­dier sous les ponts. D’accord.

Mais tout ce qui est dis­tri­bué n’est pas (ou plus) phy­sique. Ca fait com­bien de temps que vous n’avez plus été faire les bou­tiques phy­siques pour ache­ter un jeu pour votre smart­phone ? Le mar­ché du logi­ciel est presque tota­le­ment devenu vir­tuel et plus aucun déve­lop­peur n’a besoin de subir le racket^h^h^h pas­ser par un réseau de dis­tri­bu­tion pour vendre direc­te­ment un pro­gramme à ses clients.

Oh. Wait. A part les déve­lop­peurs de logi­ciels pour pro­duits Apple. Oh. Wait. Et à part les déve­lop­peurs Android. Oh. Wait. Et à part les déve­lop­peurs de jeux pour consoles.

Euh, quelque chose cloche, non ?

Je dis sou­vent que rien ne vaut les anciennes recettes pour faire for­tune dans les nou­velles tech­no­lo­gies. Et je ne suis pas le seul à le savoir.

Vous avez remar­qué la façon dont, depuis quelques années, les «apps­tores» se sont déve­lop­pées ? Apple, bien sûr, est le cas le plus fla­grant: si vous ache­tez (cher) un pro­duit mar­qué d’une pomme, vous allez devoir engrais­ser Apple à chaque fois que vous vou­drez ache­ter un logi­ciel, un jeu, un film, une musique. Parce que pour ins­tal­ler quoi que ce soit sur votre iTruc, vous devez pas­ser par iTunes.

Bien sûr que Steve Jobs était un génie. La ques­tion ne se pose même pas.

Un génie du commerce.

Dans un monde de pro­duits très for­te­ment déma­té­ria­li­sés (et ne néces­si­tant plus le moindre inter­mé­diaire entre l’auteur et le client), il a réussi en inté­grant une bou­tique à son sys­tème a rendre sinon impos­sible du moins très dif­fi­cile toute dif­fu­sion directe du pro­duc­teur au consom­ma­teur. Il a recréé de zéro le modèle ancien de la dis­tri­bu­tion cen­tra­li­sée grâce auquel l’intermédiaire va se faire une for­tune en regar­dant des clients cap­tifs ache­ter des pro­duits mis en vente par des pro­duc­teurs dépen­dants. Magique.

En juillet 2010, iTunes repré­sen­tait un chiffre d’affaire de plus d’un mil­liard de dol­lars (dont on ima­gine faci­le­ment quelle part est du pur béné­fice, tant est faible le prix de l’infrastructure asso­ciée). Pra­ti­que­ment un tiers des béné­fices du groupe. Banco.

Google a suivi, bien sûr. Pour être lar­ge­ment dif­fusé (souvenez-vous de mon petit livre pour Oric), il faut être sur l’Android Mar­ket et rever­ser 30% du prix de votre appli­ca­tion à Google (à moins qu’il n’ait activé une option qui lui pro­met la vérole s’il la valide, vous pou­vez tou­jours deman­der à votre client de télé­char­ger l’application ailleurs depuis son PC, puis de la copier sur son télé­phone par USB, puis d’utiliser une appli­ca­tion tierce pour l’installer. Bon, ben, on va payer, hein ?).

Quoi d’étonnant de voir Micro­soft déve­lop­per son AppS­tore et d’imaginer en faire le coeur de son futur Win­dows 8 ?

Vous vou­lez vendre un eBook ? Votre liseuse va vous impo­ser de pas­ser par la bou­tique de son fabri­cant. Ache­ter un jeu pour la console du salon ? Cli­quez là. Sous pré­texte de cohé­rence, de com­pa­ti­bi­lité, de cen­sure même, on vous impose un inter­mé­diaire dont nul n’a plus besoin. Les mêmes recettes. Juteuses.

Il existe pour­tant bien un mar­ché, énorme, qui échappe encore à ce retour aux anciens modèles.

Parce que ses pro­mo­teurs dor­maient sur leur tas de billets depuis trop long­temps, ils n’ont vu le virage du numé­rique que trop tard. Leurs pro­duits étaient maté­riels, pensaient-ils, et leur dis­tri­bu­tion ne ris­quait donc pas de leur échapper.

Et puis le MP3 les a réveillés.

Bravo, lec­teur: tu as com­pris que je par­lais de musique ! Le CD était déjà numé­rique, quoi de plus facile que de le déma­té­ria­li­ser, de le com­pres­ser et de le dif­fu­ser en dehors de tout réseau de dis­tri­bu­tion préalable ?

La demande a créé l’offre et, puisque les ayant-droit ne pro­po­saient rien, le public s’est gen­ti­ment appro­prié la chose et a inventé le P2P (qui dans ses pre­mières ver­sions por­tait un modèle écono­mique basé sur la publi­cité embar­quée dont les majors auraient pu s’inspirer intel­li­gem­ment). Un modèle tota­le­ment décen­tra­lisé (donc sans pos­si­bi­lité de rému­né­rer à l’acte un inter­mé­diaire inexis­tant), à très faible coût (pas besoin de gros ser­veurs cen­tra­li­sés capables de répondre à la charge), sans inté­rêt pour les rares inter­mé­diaires encore pré­sents (pas besoin de bande pas­sante réser­vée et néces­si­tant des accords entre le dif­fu­seur et les dif­fé­rents FAI).

Autant dire qu’à part les uti­li­sa­teurs, per­sonne n’en voulait.

La musique, donc, et dans une moindre mesure le cinéma, et dans une mesure très réduite le livre, se sont réveillés dans un monde dans lequel on n’avait plus besoin de dis­tri­bu­teurs. L’horreur.

Heu­reu­se­ment, grâce à l’autre vieille recette («du pain et des jeux»), le monde du diver­tis­se­ment n’est guère plus qu’une filiale des gou­ver­ne­ments. Et donc, l’Hadopi est née (ver­sions 1 et 2, nous ver­rons la V3 un peu plus loin).

Alors bien sûr, c’est une loi débile. Elle n’apporte rien aux auteurs, elle est une décla­ra­tion de guerre entre des com­mer­çants et leurs clients, et elle est lar­ge­ment inef­fi­cace. Inefficace ?

Son objec­tif avoué (réduire le «pira­tage» par la péda­go­gie) était-il vrai­ment son objec­tif réel ? Ca reste à démon­trer. Ce qui est sûr c’est qu’elle a bel et bien obtenu quelque chose: la nette réduc­tion de la part du P2P (seul pro­to­cole sur­veillé par TMG pour le moment) dans la dis­tri­bu­tion des biens cultu­rels. Et c’est un résul­tat énorme. Pro­ba­ble­ment (ne pre­nons pas les enfants du bon Dieu pour des canards sau­vages) le seul objec­tif réel de l’industrie du diver­tis­se­ment (qui aura dans ce cas joli­ment ins­tru­men­ta­lisé les ayant-droits, l’état et la justice).

D’accord, ça ne leur apporte rien. Une bonne part du tra­fic s’est reporté vers d’autres solu­tions (strea­ming, direct down­load, VPN, news­groups…). Mais ce rien n’est pas ano­din parce que les solu­tions de rem­pla­ce­ment sont, devi­nez quoi, cen­tra­li­sées (oui copain geek, même les VPN sont par nature dépen­dants d’un machin plus ou moins cen­tral en face, sur lequel tu vas te connecter).

Et une fois qu’un mar­ché est cen­tra­lisé, il suf­fit de prendre le contrôle du centre pour en être l’unique opé­ra­teur (et donc celui qui per­çoit la dîme). Et voilà com­ment on en arrive à Hadopi V3, à la guerre annon­cée contre le strea­ming, au label PUR et au pro­cès Allo.

Cer­tains ont dit (et cer­tains disent encore) que seule une offre l’égale plus étof­fée pourra enfin mettre un terme à l’escalade du conflit entre les indus­triels de la culture et la liberté d’expression. Bon. C’est une évidence: si par exemple il exis­tait dans le domaine musi­cal un site de réfé­rence pro­po­sant la grande majo­rité des oeuvres à un tarif cor­rect (c’est à dire tenant compte du faible coût de revient d’un fichier quand on le com­pare à un disque phy­sique), dans une qua­lité potable (c’est à dire au moins égale à celle d’un CD), per­met­tant la pré-écoute au moins d’une par­tie des mor­ceaux… Bref il est facile d’imaginer à quel point une telle offre rédui­rait à néant toute l’offre dite «pirate» de la même façon qu’Apple ou Google ont empê­ché le déve­lop­pe­ment d’un mar­ché paral­lèle des appli­ca­tions pour smartphones.

Alors quoi ? Ils ne sont plus que 3 «majors» et ils seraient à ce point inca­pables de se mettre d’accord pour faire ce qui d’évidence serait LA solu­tion immé­diate et accep­tée par tous ?

Vous y croyez vraiment ?

Le mar­ché de l’intermédiaire ce n’est pas seule­ment de tou­cher du fric sur chaque tran­sac­tion. Rappelez-vous de mon pre­mier livre (eh, j’ai la ran­cune tenace): c’est aussi de pou­voir choi­sir ce qui sera dif­fusé, en fonc­tion de ce que ça va rapporter.

Et si demain une offre légale aussi éten­due que l’offre «pirate» devait exis­ter, si toute la musique était dis­po­nible, même en payant, com­bien les inter­mé­diaires pour­raient tou­cher sur des oeuvres dont les droits sont reve­nus entiè­re­ment à leurs auteurs ? Et com­ment feraient-ils pour pous­ser les nou­veaux auteurs à pas­ser par eux (et à leur payer l’équivalent des marges arrières des super­mar­chés) si aucune espèce de limite n’existait dans l’offre globale ?

Parce que ces limites, ancien­ne­ment phy­siques (la place dans les bacs des dis­quaires), jus­ti­fient l’existence de celui qui fait le tri entre ce qui doit être dif­fusé et ce qui res­tera méconnu. Que sinon c’est toute la chaine de valeur du mar­ché de la dis­tri­bu­tion qui s’effondre (trop de choix, peu de marges, risques de pro­cès pour abus de posi­tion domi­nante, et j’en passe).

Et si, plu­tôt que de croire que les majors sont stu­pides, on se fai­sait à cette idée: elles ne veulent pas d’une offre légale éten­due parce que ce serait un nou­veau modèle dans lequel elles ne seraient plus for­cé­ment les prin­ci­paux intermédiaires ?

Ca ne fait pas dis­pa­raître la néces­sité de re-centraliser le mar­ché: pour qu’il y ait quelque chose à contrô­ler, il fal­lait bien réduire la part du P2P. Ca ne change pas le besoin de faire la guerre aux mafias du direct down­load (qui se sont déve­lop­pées grâce à l’Hadopi): on ne va pas lais­ser des nou­veaux venus nous piquer notre mar­ché à nous qu’on a. Ca ne modi­fie pas le futur équi­libre des forces: les FAI — deve­nus par­te­naires com­mer­ciaux — seront trop contents de faire une plus-value sur la bande pas­sante spé­ci­fique qui sera négo­ciée pour favo­ri­ser tel ou tel, plu­tôt que de voir tout ce manque à gagner dilué dans le brouillard du P2P. Et puis ça per­met à terme une cen­sure (qu’on nom­mera fil­trage et /ou régu­la­tion pour faire plus pro) qui redon­nera à la parole des poli­tiques toute sa valeur. Sans par­ler des gros artistes ven­deurs qui ne vou­draient quand même pas trop que le public puisse choi­sir la qua­lité plu­tôt que le pro­duit qu’on aura choisi pour lui.

On pourra même faire un pro­cès à tous les inter­mé­diaires exis­tants pour leur four­nir une jus­ti­fi­ca­tion légale au fil­trage, à la fin de la neu­tra­lité et aux futurs accord commerciaux.

Tout le monde y gagne (sauf le consom­ma­teur, mais on s’en fout: on parle de pou­voir et de gros fric, là).

Bien­ve­nue dans le monde d’hier.

3 Comments »

  • AntanoF said:

    Bon article ! Les artistes n’ont rien à gagner non plus dans ce système. Comme les consommateurs ils sont le dindon de la farce.
    à plus

  • gnuzer said:

    « Son objec­tif avoué (réduire le «pira­tage» par la péda­go­gie) était-il vrai­ment son objec­tif réel ? Ca reste à démon­trer. »

    À l’époque d’HADOPI 1 déjà, sebmusset disait (en gros) que l’objectif de l’actuel Roi de France était de faire croire à son électorat (celui qui ne connaît Internet que par la présentation que France Télévisions en fait) que lui, Nicolas 1er, a réussi à dompter Internet, ce monstre horrible dont jusqu’alors aucun gouvernement démocratique n’était venu à bout.

    Ça c’est l’angle politique de la chose. Après on peut trouver plein d’autres raisons à HADOPI, comme le fait que certaines majors profitent (un peu, certes, mais il n’y a pas de petit profit) du direct download via la pub…

  • Tranxene50 said:

    C’est pas bien d’aguicher les lecteurs en prononçant le mot « ORIC-1 » ! (Ou ZX Spectrum, c’est selon)

    (Je ne réponds pas vraiment à l’article mais le fond me plait !)

    Concernant les livres traitant des ordinateurs 8 bits, oui, je me suis farci le code à recopier patiemment et ligne par ligne. Sans parler du magnétophone qui me jouait des tours (à l’époque on était bien patient…)

    Sur le fond, et même si cela prendra du temps, les intermédiaires « inutiles » vont mourir.

    Ce n’est pas ce que je leur souhaite mais à un moment donné, la vérité toute crue viendra toquer à leur porte.

    On assiste « simplement » à un baroud d’honneur : ils vont faire pression mais, en face, il y a des notions (neutralité ?) bien plus importantes que leurs dividendes.

    Patience !

    A+

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