La vengeance du retour de l’Oric-1
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[Ce billet est signé Laurent Chemla suite à une commande de ma part sur le thème de l’inter-médiation. Le challenge était 10000 signes. Il y en a 3000 de trop mais ils valent leur pesant de cacahuètes !]
Quand j’étais jeune — à l’époque où le Minitel n’était même pas encore entré dans nos foyers, c’est dire — j’ai commis ce qu’il faut bien appeler un livre (bien qu’il ne s’agisse en réalité que d’un banal recueil de listings de programmes en Basic pour le micro-ordinateur Oric-1).
Bien que forcément génial et résolument innovant (il y avait, je me souviens, des plumes qui tombaient aléatoirement du haut de l’écran et qu’un poussin devait récupérer en bas malgré leur trajectoire bizaroïde), il ne s’en est guère vendu et mon éditeur de l’époque m’en avait expliqué ainsi les raisons:
«Tu vois, on est une petite maison. Du coup on est pas distribués partout comme les grands, qui peuvent dire — par exemple à la FNAC -: prenez-moi tous les livres que je publie, même les daubes, et diffusez-lez. Sinon quand je publierai un grand auteur connu je me passerai de vos services».
Ce fut ma première expérience dans le domaine de la distribution et j’en ai retenu une règle: qui maîtrise un réseau de distribution maîtrise le contenu qui y est diffusé (j’ai aussi retenu le fait que mon génie ne serait jamais reconnu à sa juste valeur mais c’est un tout autre sujet).
C’est bien sûr une évidence; chacun sait que telle chaine de grands magasins peut choisir les produits qu’elle distribue, en fonction entre autres de ses marges-arrières, et mettre en valeur tel ou tel jambon, faisant et défaisant le succès de marques sans le moindre rapport avec leurs qualités intrinsèques. Mais pour moi c’était une découverte: ainsi donc le succès n’avait rien à voir avec la qualité mais tout à voir avec la puissance de diffusion ? Quel choc !
Nous voici des décennies plus loin. Le Minitel n’est plus qu’un vague souvenir: de nos jours le réseau n’est plus centralisé chez une entreprise qui peut décider de qui aura le droit ou non de diffuser des contenus (et prendre sa dîme au passage). C’est le règne d’Internet.
Aujourd’hui plus personne ne contrôle la distribution des données. Bien sûr certains tentent de profiter de leur position — relativement centrale — pour sélectionner des produits qui leur rapporte plus que d’autres: un Orange va faciliter le flux d’un Dailymotion — qu’il possède — pendant qu’un Free va laisser se dégrader celui d’un Youtube — qui lui coûte. Mais, l’un dans l’autre le consommateur est plus ou moins libre de choisir les contenus qui lui plaisent plutôt que les contenus choisis par des intermédiaires autrefois tout-puissants.
Sauf que.
On dit depuis toujours qu’Internet tend à faire disparaître les intermédiaires. Et c’est vrai, bien sûr. N’importe quel fabricant de jambon peut désormais proposer son produit en ligne sans avoir à baisser sa marge au point de risquer la faillite (tout en garantissant la fortune de son distributeur). Mais bizarrement je ne trouve pas beaucoup de vendeurs de jambons (sauf ceux auxquels tu penses, lecteur mâle) dans mes bookmarks.
Il faut dire, bien sûr, que tout produit physique doit encore être transporté jusqu’à son client final, via un intermédiaire lui aussi physique qui restera encore incontournable (jusqu’à l’invention du téléporteur). Ca complique. Il faut une logistique qui coûte cher. Autant dire que le jambon au prix du café (private joke) n’est pas pour demain. 5 des 25 plus grandes fortunes de France sont des distributeurs, et ce n’est pas demain qu’ils iront mendier sous les ponts. D’accord.
Mais tout ce qui est distribué n’est pas (ou plus) physique. Ca fait combien de temps que vous n’avez plus été faire les boutiques physiques pour acheter un jeu pour votre smartphone ? Le marché du logiciel est presque totalement devenu virtuel et plus aucun développeur n’a besoin de subir le racket^h^h^h passer par un réseau de distribution pour vendre directement un programme à ses clients.
Oh. Wait. A part les développeurs de logiciels pour produits Apple. Oh. Wait. Et à part les développeurs Android. Oh. Wait. Et à part les développeurs de jeux pour consoles.
Euh, quelque chose cloche, non ?
Je dis souvent que rien ne vaut les anciennes recettes pour faire fortune dans les nouvelles technologies. Et je ne suis pas le seul à le savoir.
Vous avez remarqué la façon dont, depuis quelques années, les «appstores» se sont développées ? Apple, bien sûr, est le cas le plus flagrant: si vous achetez (cher) un produit marqué d’une pomme, vous allez devoir engraisser Apple à chaque fois que vous voudrez acheter un logiciel, un jeu, un film, une musique. Parce que pour installer quoi que ce soit sur votre iTruc, vous devez passer par iTunes.
Bien sûr que Steve Jobs était un génie. La question ne se pose même pas.
Un génie du commerce.
Dans un monde de produits très fortement dématérialisés (et ne nécessitant plus le moindre intermédiaire entre l’auteur et le client), il a réussi en intégrant une boutique à son système a rendre sinon impossible du moins très difficile toute diffusion directe du producteur au consommateur. Il a recréé de zéro le modèle ancien de la distribution centralisée grâce auquel l’intermédiaire va se faire une fortune en regardant des clients captifs acheter des produits mis en vente par des producteurs dépendants. Magique.
En juillet 2010, iTunes représentait un chiffre d’affaire de plus d’un milliard de dollars (dont on imagine facilement quelle part est du pur bénéfice, tant est faible le prix de l’infrastructure associée). Pratiquement un tiers des bénéfices du groupe. Banco.
Google a suivi, bien sûr. Pour être largement diffusé (souvenez-vous de mon petit livre pour Oric), il faut être sur l’Android Market et reverser 30% du prix de votre application à Google (à moins qu’il n’ait activé une option qui lui promet la vérole s’il la valide, vous pouvez toujours demander à votre client de télécharger l’application ailleurs depuis son PC, puis de la copier sur son téléphone par USB, puis d’utiliser une application tierce pour l’installer. Bon, ben, on va payer, hein ?).
Quoi d’étonnant de voir Microsoft développer son AppStore et d’imaginer en faire le coeur de son futur Windows 8 ?
Vous voulez vendre un eBook ? Votre liseuse va vous imposer de passer par la boutique de son fabricant. Acheter un jeu pour la console du salon ? Cliquez là. Sous prétexte de cohérence, de compatibilité, de censure même, on vous impose un intermédiaire dont nul n’a plus besoin. Les mêmes recettes. Juteuses.
Il existe pourtant bien un marché, énorme, qui échappe encore à ce retour aux anciens modèles.
Parce que ses promoteurs dormaient sur leur tas de billets depuis trop longtemps, ils n’ont vu le virage du numérique que trop tard. Leurs produits étaient matériels, pensaient-ils, et leur distribution ne risquait donc pas de leur échapper.
Et puis le MP3 les a réveillés.
Bravo, lecteur: tu as compris que je parlais de musique ! Le CD était déjà numérique, quoi de plus facile que de le dématérialiser, de le compresser et de le diffuser en dehors de tout réseau de distribution préalable ?
La demande a créé l’offre et, puisque les ayant-droit ne proposaient rien, le public s’est gentiment approprié la chose et a inventé le P2P (qui dans ses premières versions portait un modèle économique basé sur la publicité embarquée dont les majors auraient pu s’inspirer intelligemment). Un modèle totalement décentralisé (donc sans possibilité de rémunérer à l’acte un intermédiaire inexistant), à très faible coût (pas besoin de gros serveurs centralisés capables de répondre à la charge), sans intérêt pour les rares intermédiaires encore présents (pas besoin de bande passante réservée et nécessitant des accords entre le diffuseur et les différents FAI).
Autant dire qu’à part les utilisateurs, personne n’en voulait.
La musique, donc, et dans une moindre mesure le cinéma, et dans une mesure très réduite le livre, se sont réveillés dans un monde dans lequel on n’avait plus besoin de distributeurs. L’horreur.
Heureusement, grâce à l’autre vieille recette («du pain et des jeux»), le monde du divertissement n’est guère plus qu’une filiale des gouvernements. Et donc, l’Hadopi est née (versions 1 et 2, nous verrons la V3 un peu plus loin).
Alors bien sûr, c’est une loi débile. Elle n’apporte rien aux auteurs, elle est une déclaration de guerre entre des commerçants et leurs clients, et elle est largement inefficace. Inefficace ?
Son objectif avoué (réduire le «piratage» par la pédagogie) était-il vraiment son objectif réel ? Ca reste à démontrer. Ce qui est sûr c’est qu’elle a bel et bien obtenu quelque chose: la nette réduction de la part du P2P (seul protocole surveillé par TMG pour le moment) dans la distribution des biens culturels. Et c’est un résultat énorme. Probablement (ne prenons pas les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages) le seul objectif réel de l’industrie du divertissement (qui aura dans ce cas joliment instrumentalisé les ayant-droits, l’état et la justice).
D’accord, ça ne leur apporte rien. Une bonne part du trafic s’est reporté vers d’autres solutions (streaming, direct download, VPN, newsgroups…). Mais ce rien n’est pas anodin parce que les solutions de remplacement sont, devinez quoi, centralisées (oui copain geek, même les VPN sont par nature dépendants d’un machin plus ou moins central en face, sur lequel tu vas te connecter).
Et une fois qu’un marché est centralisé, il suffit de prendre le contrôle du centre pour en être l’unique opérateur (et donc celui qui perçoit la dîme). Et voilà comment on en arrive à Hadopi V3, à la guerre annoncée contre le streaming, au label PUR et au procès Allo.
Certains ont dit (et certains disent encore) que seule une offre l’égale plus étoffée pourra enfin mettre un terme à l’escalade du conflit entre les industriels de la culture et la liberté d’expression. Bon. C’est une évidence: si par exemple il existait dans le domaine musical un site de référence proposant la grande majorité des oeuvres à un tarif correct (c’est à dire tenant compte du faible coût de revient d’un fichier quand on le compare à un disque physique), dans une qualité potable (c’est à dire au moins égale à celle d’un CD), permettant la pré-écoute au moins d’une partie des morceaux… Bref il est facile d’imaginer à quel point une telle offre réduirait à néant toute l’offre dite «pirate» de la même façon qu’Apple ou Google ont empêché le développement d’un marché parallèle des applications pour smartphones.
Alors quoi ? Ils ne sont plus que 3 «majors» et ils seraient à ce point incapables de se mettre d’accord pour faire ce qui d’évidence serait LA solution immédiate et acceptée par tous ?
Vous y croyez vraiment ?
Le marché de l’intermédiaire ce n’est pas seulement de toucher du fric sur chaque transaction. Rappelez-vous de mon premier livre (eh, j’ai la rancune tenace): c’est aussi de pouvoir choisir ce qui sera diffusé, en fonction de ce que ça va rapporter.
Et si demain une offre légale aussi étendue que l’offre «pirate» devait exister, si toute la musique était disponible, même en payant, combien les intermédiaires pourraient toucher sur des oeuvres dont les droits sont revenus entièrement à leurs auteurs ? Et comment feraient-ils pour pousser les nouveaux auteurs à passer par eux (et à leur payer l’équivalent des marges arrières des supermarchés) si aucune espèce de limite n’existait dans l’offre globale ?
Parce que ces limites, anciennement physiques (la place dans les bacs des disquaires), justifient l’existence de celui qui fait le tri entre ce qui doit être diffusé et ce qui restera méconnu. Que sinon c’est toute la chaine de valeur du marché de la distribution qui s’effondre (trop de choix, peu de marges, risques de procès pour abus de position dominante, et j’en passe).
Et si, plutôt que de croire que les majors sont stupides, on se faisait à cette idée: elles ne veulent pas d’une offre légale étendue parce que ce serait un nouveau modèle dans lequel elles ne seraient plus forcément les principaux intermédiaires ?
Ca ne fait pas disparaître la nécessité de re-centraliser le marché: pour qu’il y ait quelque chose à contrôler, il fallait bien réduire la part du P2P. Ca ne change pas le besoin de faire la guerre aux mafias du direct download (qui se sont développées grâce à l’Hadopi): on ne va pas laisser des nouveaux venus nous piquer notre marché à nous qu’on a. Ca ne modifie pas le futur équilibre des forces: les FAI — devenus partenaires commerciaux — seront trop contents de faire une plus-value sur la bande passante spécifique qui sera négociée pour favoriser tel ou tel, plutôt que de voir tout ce manque à gagner dilué dans le brouillard du P2P. Et puis ça permet à terme une censure (qu’on nommera filtrage et /ou régulation pour faire plus pro) qui redonnera à la parole des politiques toute sa valeur. Sans parler des gros artistes vendeurs qui ne voudraient quand même pas trop que le public puisse choisir la qualité plutôt que le produit qu’on aura choisi pour lui.
On pourra même faire un procès à tous les intermédiaires existants pour leur fournir une justification légale au filtrage, à la fin de la neutralité et aux futurs accord commerciaux.
Tout le monde y gagne (sauf le consommateur, mais on s’en fout: on parle de pouvoir et de gros fric, là).
Bienvenue dans le monde d’hier.
Bon article ! Les artistes n’ont rien à gagner non plus dans ce système. Comme les consommateurs ils sont le dindon de la farce.
à plus
« Son objectif avoué (réduire le «piratage» par la pédagogie) était-il vraiment son objectif réel ? Ca reste à démontrer. »
À l’époque d’HADOPI 1 déjà, sebmusset disait (en gros) que l’objectif de l’actuel Roi de France était de faire croire à son électorat (celui qui ne connaît Internet que par la présentation que France Télévisions en fait) que lui, Nicolas 1er, a réussi à dompter Internet, ce monstre horrible dont jusqu’alors aucun gouvernement démocratique n’était venu à bout.
Ça c’est l’angle politique de la chose. Après on peut trouver plein d’autres raisons à HADOPI, comme le fait que certaines majors profitent (un peu, certes, mais il n’y a pas de petit profit) du direct download via la pub…
C’est pas bien d’aguicher les lecteurs en prononçant le mot « ORIC-1 » ! (Ou ZX Spectrum, c’est selon)
(Je ne réponds pas vraiment à l’article mais le fond me plait !)
Concernant les livres traitant des ordinateurs 8 bits, oui, je me suis farci le code à recopier patiemment et ligne par ligne. Sans parler du magnétophone qui me jouait des tours (à l’époque on était bien patient…)
Sur le fond, et même si cela prendra du temps, les intermédiaires « inutiles » vont mourir.
Ce n’est pas ce que je leur souhaite mais à un moment donné, la vérité toute crue viendra toquer à leur porte.
On assiste « simplement » à un baroud d’honneur : ils vont faire pression mais, en face, il y a des notions (neutralité ?) bien plus importantes que leurs dividendes.
Patience !
A+
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